Le marché de la culture du CBD en Suisse

Le marché de la culture du CBD en Suisse

Une plante, trois lettres, et des enjeux suisses

CBD. Trois lettres devenues familières pour nombre de romands, qu’on aperçoit aujourd’hui sur les devantures de boutiques spécialisées, dans des e-liquides ou des huiles bien-être. Mais derrière cette popularité, le marché du cannabidiol en Suisse connaît une évolution rapide, portée autant par des réformes légales que par une demande en pleine mutation. Analyse d’un phénomène devenu majeur, au croisement de la santé, de l’agriculture, et de l’économie locale.

Un cadre légal unique en Europe

Si la Suisse se distingue dans le paysage du CBD, c’est d’abord grâce à sa législation. Contrairement à l’Union européenne qui limite la teneur en THC (la substance psychoactive du cannabis) à 0,2 %, le seuil suisse est fixé à 1 %. Ce détail réglementaire a fait toute la différence dès 2017, année où les premières fleurs de cannabis dites « light » ont fait leur apparition sur le marché helvétique.

Résultat : des dizaines de producteurs se sont lancés, profitant d’un vide juridique alors tolérant. Légal à condition de ne pas franchir cette limite de THC, le CBD a rapidement conquis les rayons des kiosques, des drogueries et même de certains supermarchés. Coop et Lidl, deux poids lourds de la distribution, n’ont pas tardé à suivre le mouvement en proposant leur propre sélection de produits à base de chanvre.

Mais l’engouement a aussi soulevé une question clé : le CBD est-il un médicament, un complément alimentaire, ou un simple produit de consommation ? Aujourd’hui encore, les réponses sont multiples, selon l’usage déclaré et la présentation du produit — un casse-tête pour les autorités comme pour les entrepreneurs.

Derrière le boom, un marché qui se structure

Avec plus de 600 entreprises enregistrées dans le secteur, selon les chiffres de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), la Suisse est devenue un hub du cannabis légal. En 2022, le marché du CBD helvétique était estimé à environ 60 à 80 millions de francs, même si l’absence de traçabilité totale rend les évaluations encore incertaines.

Une dynamique particulièrement marquée en Suisse romande, où plusieurs cantons ont vu naître de véritables pépinières d’initiatives. À Rolle, par exemple, l’entreprise Swiss Extract cultive du chanvre bio en plein champ, avec un contrôle qualité digne du secteur pharmaceutique. À Fribourg, la start-up KannaSwiss mise sur la production indoor haut de gamme, orientée vers l’export.

Pour Christophe Riedo, fondateur de Chanvrier Suisse à Lausanne :

« Le CBD nous a permis de réhabiliter une plante mal comprise. Aujourd’hui, nos clients veulent du local, du traçable, et surtout du sérieux. C’est ce qui fait la différence avec d’autres marchés plus flous, comme aux États-Unis ou au Canada. »

Ce professionnalisme nouveau s’explique aussi par l’état d’esprit des acteurs suisses : la plupart viennent du monde de l’agriculture, du commerce équitable ou de la santé naturelle. Beaucoup voient dans le CBD une alternative à la chimie traditionnelle, mais aussi une opportunité de diversification économique — notamment en zone rurale.

Usage bien-être, potentiel thérapeutique

Si les produits CBD ne sont pas reconnus comme médicaments à ce jour (sauf prescriptions spécifiques comme le Sativex), leur usage se popularise dans un contexte de quête de naturalité. Huile sublinguale pour mieux dormir, crèmes anti-inflammatoires, infusions relaxantes ou e-liquides déstressants : le CBD semble offrir une réponse à la frénésie contemporaine.

D’après une enquête menée par Addiction Suisse en 2021, près d’un adulte sur dix en Suisse aurait déjà essayé un produit CBD. Les motivations les plus fréquentes ? Lutte contre l’anxiété, douleurs chroniques, troubles du sommeil. Des problématiques de société qui trouvent un écho particulier dans les régions alpines, particulièrement touchées par le vieillissement de la population.

Mais les scientifiques restent prudents. Les études sur le CBD – bien que prometteuses – doivent encore être consolidées. L’OFSP appelle à la vigilance sur les allégations de santé abusives, notamment sur les compléments alimentaires vendus sur internet. En attendant mieux, une réglementation plus stricte semble se dessiner pour garantir au consommateur un minimum de transparence.

Des freins encore présents

Malgré son expansion, le marché du CBD suisse est loin d’avoir atteint sa maturité. D’abord parce que le flou juridique persiste sur de nombreuses formes de commercialisation : un même produit peut être toléré dans un canton, mais interdit dans un autre lors d’un contrôle de douane.

Ensuite, la fiscalité pose problème. Les producteurs de fleurs de CBD sont soumis à une taxe sur le tabac, du fait de la présentation en sachet pour « combustion ». Cette réalité, unique en Europe, augmente les coûts et limite la compétitivité des entreprises locales face à l’importation de produits moins chers – souvent en provenance d’Italie ou d’Autriche.

« Aujourd’hui, l’un des paradoxes est que cultiver du chanvre 100 % suisse selon des standards bio coûte plus cher que d’importer du produit standardisé depuis l’étranger. Certains revendeurs privilégient la marge rapide plutôt que la qualité. » confie un cultivateur valaisan souhaitant rester anonyme.

Cap sur la recherche et l’innovation

Face à ces défis, plusieurs instituts académiques suisses ont décidé de prendre les choses en main. C’est notamment le cas de l’Université de Berne et du centre de recherche Agroscope, qui travaillent à des projets pilotes autour des effets réels du CBD sur la santé. Une étude menée depuis 2022 à Genève par les HUG examine par exemple son efficacité dans la gestion de douleurs neuropathiques.

Parallèlement, la Confédération a autorisé depuis 2021 plusieurs projets de dépénalisation contrôlée du cannabis récréatif, dont certains contiennent également du CBD à haute dose. Ces « laboratoires sociaux » visent à mieux comprendre les comportements de consommation et à distinguer les usages thérapeutiques des usages ludiques – dans une optique de politique de santé publique.

La recherche n’épargne pas non plus les aspects techniques. Plusieurs start-ups comme Pure Holding ou Cpure investissent dans le développement de génétiques de chanvre riches en CBD mais exemptes de THC, grâce à des techniques de sélection végétale assistée par intelligence artificielle.

Une culture enracinée localement

Au-delà de l’effet de mode, le CBD s’inscrit aujourd’hui dans une dynamique de retour au territoire. Il redonne une place à la culture du chanvre – autrefois florissante dans les campagnes vaudoises ou neuchâteloises, avant d’être mise de côté durant le XXe siècle. Or, les bénéfices environnementaux du chanvre sont bien documentés : culture peu gourmande en eau, résistante aux maladies, excellent capteur de carbone, il s’inscrit dans une agri-culture durable.

À ce titre, certaines communes romandes voient le chanvre comme un levier de valorisation économique pour les exploitations de taille moyenne. Un agriculteur de la Broye témoigne :

« Le chanvre CBD m’a permis de diversifier mon activité dans un contexte où les marges sur les céréales sont de plus en plus faibles. Et puis, on redécouvre une plante profondément suisse, qui colle aux préoccupations d’aujourd’hui : bien-être, écologie et production locale. »

En somme, le CBD helvétique dépasse désormais la simple tendance pour proposer un modèle hybride, à la croisée des mondes : l’agriculture, la recherche, la santé, et l’innovation. Un modèle encore jeune, mais prometteur, qui place la Suisse parmi les pionnières d’un marché en quête de sens.

À suivre : normalisation ou révolution verte ?

Une chose est sûre : la dynamique autour du CBD n’est pas appelée à s’essouffler. Avec un cadre réglementaire en cours d’évolution, une demande sociétale persistante et une scène entrepreneuriale fertile, le potentiel reste considérable. Reste à accompagner cette croissance par des normes claires, des contrôles rigoureux et une sensibilisation accrue des consommateurs.

Et après tout, pourquoi pas rêver d’une appellation d’origine contrôlée pour un CBD romand ? À l’image du Gruyère ou du vin de Lavaux, qui sait si le chanvre ne pourrait pas, un jour, rejoindre les fleurons helvétiques de qualité certifiée ? Réponse à suivre… au prochain épisode cannabique helvétique.